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Tomas Tranströmer : aller vers l'invisible

Baltiques
Traduit du suédois par Jacques Outin
Poésie Gallimard, 378 pages.

Les souvenirs m'observent
Traduit du suédois par Jacques Outin
Éditions Le Castor Astral, 102 pages, 14,00 €.

La grande énigme
Traduit du suédois par Jacques Outin
Éditions Le Castor Astral, 128 pages, 14,00 €.

 

Les yeux lisaient
droit dans l’invisible...
(Baltiques)

La poésie de Tranströmer ne triche pas avec le réel ; elle s’inscrit dès les premiers mots dans le concret d’une situation ou d’un décor, adoptant la plupart du temps un ton narratif ou descriptif, parfois d’apparence prosaïque. Elle est poésie de l’instant vécu et saisi in situ dans sa matière brute. L’imaginaire est rarement sollicité en prélude mais bien plutôt un instant du quotidien, fût-il un acte simple dans sa banalité. Ainsi dans La fenêtre ouverte (p.161) :

Je me rasais un matin
devant la fenêtre ouverte du premier étage.
J’avais fait démarrer le rasoir
qui s’était mis à ronronner.....

ou dans La Galerie (p.224) :

Je passais la nuit dans un motel au bord de la E 3

ou encore :

Le bateau sent le fuel et quelque chose cliquette comme une obsession. Le projecteur s’allume. Nous approchons de l’embarcadère. Il n’y a que moi à descendre ici. «Dis, tu veux la planche?» Non. Je fais un grand pas hésitant au milieu de la nuit et puis je suis sur l’embarcadère, sur l’île. Je me sens tout mouillé et pesant... (p.214) ;

Dans la plupart des textes, Tranströmer dresse le décor qui lui est le plus familier et sans doute le plus merveilleusement attachant : un paysage de Suède, immense étendue d’eau où se disposent dans un heureux désordre des îles, paysages multipliés ou recommencés, comme l’indique le pluriel Baltiques, l’ensemble formant un immense archipel. Les lieux de terre sont couverts de forêts, si souvent évoquées. Le climat y est généralement froid et humide. La neige recouvre souvent le sol, la pluie ou l’orage scandent le rythme des jours. La brume s’installe fréquemment mais aussi parfois une lumière solaire venue du pôle tout proche ; parfois, la grisaille d’un crépuscule :

La pluie martèle le dessus des voitures. 
L’orage gronde. Le trafic marque le pas.
On allume les phares en pleine journée d’été (p.138)

La Suède est au cœur de cette poésie, pays familier et bien vivant en son histoire et ses caractères. Mais cette primauté du pays natal ne peut faire oublier les lointains voyages qu’entreprit Tranströmer, notamment aux États-Unis, à Molkaï dans l’archipel de Hawaï, en Afrique, et pour l’Europe, à Lisbonne, Venise... En tout lieu, le poète installe un décor réaliste. Ainsi Capricho (p.61)ou Izmir à 3 heures (p. 63).

Dans le début tout de simplicité de certains textes, la mise en place d’un décor réaliste ne constitue ni une fin en soi ni une limite infranchissable. Elle offre rapidement un élargissement engendrant des visions autres, plus intimes, plus secrètes s’imposant à partir et au travers du donné immédiat. Derrière en effet ce que nos sens perçoivent dans un contact immédiat de familiarité et d’identification, apparaissent une réalité moins tangible, une vie que le poète révèle, comme dans son adolescence il pressentait sous l’apparence première une vie latente, non offerte aux sens.
Ce monde-là, c’est d’abord son univers intérieur, secret, intime, fait d’une infinité de souvenirs, de rencontres au hasard de la vie, d’images apportées par le rêve, réalités évanescentes certes, que la langue poétique met patiemment au jour, par le canal de l’imaginaire et de l’émotion.
Ainsi le cadre parfois banal ou sans grande originalité apparente des premiers vers n’est-il qu’un premier pas, un support ou un moteur vers des espaces plus cachés mais d’une présence permanente aussi prégnante et plus riche que le donné premier.
Un au-delà d’une perception initiale apparaît, d’autres lieux, d’autres temps surviennent en prolongement ou en échos. Une espèce de puzzle se met en place, on s’éloigne peu à peu du cadre initial pour pénétrer dans un univers insoupçonné où se manifestent des arrière-plans dans l’ordre de la nature et de notre propre existence, nous interrogeant sur nous-mêmes et sur le monde.

La poésie dessine un espace de convergence, un creuset où s’assemblent et se confondent nos instants de vie et ceux que porte l’histoire, bien avant nous, mais également ceux qui viendront après. Car le réel se démultiplie sans cesse, se ramifie, s’étoile en aspects divers qu’une classification rigoureuse, linnéenne, une chronologie arithmétique ne peuvent que disloquer. Notre regard ne saisit hélas que la surface, l’apparence première des choses, ignorant toute la profondeur cachée et l’antériorité inconnue qui sont constituants vitaux et nécessaires de tout objet :

Le pin bas des marais tient haut sa couronne : un chiffon noir.
Mais ce qu’on voit n’est rien
à côte des racines, du système des racines disjointes, furtivement reptiles. Immortelles ou
demi-mortelles (p. 152)

Chaque objet dispose d’une ombre nouvelle, derrière son ombre ordinaire et on l’entend la traîner, même lorsque la nuit est noire (p. 196)

L’autre monde est aussi notre monde. (p. 215)

La rencontre avec le monde environnant provoque une interrogation sur la présence de cet autre et sur la relation que nous entretenons avec lui. Tranströmer rejette la vision rationaliste d’un environnement purement physique, de matière inerte. Il y a d’autres formes de vie face à la nôtre, l’univers est un vaste système où cohabitent des êtres aux caractéristiques et fonctions multiples dont l’association forme un tout. Voilà assurément qui choque nos préjugés d’Occidentaux pour qui, depuis la Bible, l’être humain a été créé par Dieu dans la texture singulière d’un corps et d’une âme qui le place au-dessus de la nature, lui donne supériorité et maîtrise sur tout ce qui l’entoure.
Tomas Tranströmer bouscule quelque peu cette hiérarchie anthropocentrique. À ses yeux, l’homme est une composante du grand ensemble de la nature. Il partage avec ce qui l’entoure  un espace commun, se différencie par certains traits des autres existants qui emplissent le même espace. Mais il ne peut nier la présence vivante et le poids que le monde exerce sur sa propre vie. Nous sommes façonnés de deux réalités : notre être propre et celui du monde.

Deux vérités s’approchent l’une de l’autre. L’une de l’intérieur, l’autre de l’extérieur
et on a une chance de se voir en leur point de rencontre.

La nature nous invite à réinventer  notre relation à elle, nous interroge sur nous-mêmes et, en un mot, nous oblige à repenser notre être.
Pour peu que l’on tienne ses sens en éveil, on perçoit dans le monde des choses un langage, certes bien étranger au nôtre, mais qui, de diverses façons, manifeste la présence d’une activité de vie :

À l’abri du vent on peut entendre l’herbe pousser –
un léger roulement de tambour par le bas, le faible grondement de milliers de flammèches,
c’est ainsi qu’on entend l’herbe pousser. (p. 199).

Parmi les ronces, on entendait murmurer des mots dans une langue nouvelle
dont les voyelles étaient le bleu du ciel et les consonnes,
quelques brindilles noires dites si doucement au-dessus de la neige. (p. 93)

Le poète entend aussi :

Des dialectes par douzaines dans la verdure (p 161)

On entendait alors un murmure sans lèvres (p. 213)

Je tombe sur les traces de pattes d’un cerf dans la neige. Pas des mots, mais un langage. (p.244)

Tout bruisse autour de nous, comme en atteste l’emploi récurrent des mots murmure, chuchoter, rumeur... appliqués aux choses et phénomènesnaturels. (Baltiques, p.191).
Prétendre qu’il s’agit là de simples métaphores, serait rabaisser à un niveau bien médiocre la poésie de Tranströmer car, vus sous cet angle, il n’y aurait que clichés qui ont fait leur temps. Acceptons ces mots dans leur sens plein, quasi littéral ; la métaphore ne serait qu’une coloration ou un accaparement anthropomorphique du réel et non un contact.
Du reste Baudelaire n’avait-il conféré aux choses semblable privilège ?

La Nature est un temple où de vivants piliers
Laissent parfois sortir de confuses paroles... (Correspondances)

Il évoquait aussi

le langage des fleurs et des choses muettes (Élévation)

Certes Tranströmer ne donne pas, comme le poète des Fleurs du mal, un arrière-plan mystique à sa vision. Il affirme seulement que, loin d’être isolé ou reclus en lui-même, l’homme fait écho aux messages d’un monde avec lequel il entre en résonance. L’univers n’est pas composé de substances vides, ni de formes inertes. Il manifeste et fait entendre une vie qui se confronte à la nôtre. L’espace s’élargit et s’ouvre autour de nous jusqu’à pénétrer et solliciter notre intériorité. Car il y a de l’être disséminé tout autour de nous. Le monde se propose à nous, pénètre en nous, agit sur nous. Ainsi dans La fenêtre ouverte (p.161), le bruit familier du rasoir grandit, fait apparaître ou suggère l’image d’un hélicoptère, puis une voix – celle du pilote – se fait entendre, et le monde, finalement, se déploie :

Nous décollions,
Volions bas au-dessus de l’été.

Pas de cloisonnement entre l’homme et ce qui l’entoure, mais bien plutôt un échange par imbrication réciproque, une sorte d’aller-retour, de rencontre. L’humain apparaît dès lors comme un des éléments de la vaste mosaïque du monde, comme dans L’arbre et le firmament (p.84) où les éléments d’un paysage et l’homme-promeneur semblent aller de conserve à l’intérieur d’un même cycle naturel. Nous habitons un monde qui nous habite à son tour.
On peut parler de codes, de signes inscrits dans la nature, de l’écriture des lichens dans une langue inconnue sur ces tuiles (p. 206), codes perdus ou ignorés par l’homme invité néanmoins à leur déchiffrement.
Partout ne règnent que faux silences, car le monde baigne dans le dire des choses et des morts :

le ciel d’orage murmure à la vase...
...Il entend dans ce silence une réponse qui vient./ De loin (...)
...Un fracas de sons agglutinés
Une langue trompette éraillée de l’âge de fer.
Et peut-être même du plus profond en lui. (p. 139)

La poésie exprime ainsi la relation de l’homme et du monde, mais le poète dispose pour la traduire d’un seul mode de langage parmi tous ceux qu’il perçoit. Or notre système verbal rencontre des limites dans la représentation du réel et de notre intériorité. Les théoriciens du Nouveau Roman avaient à juste titre, dans les années 1960, dénoncé l’illusion réaliste: notre langage segmente ce que notre perception offre dans une globalité instantanée ; il impose en outre un ordonnancement linéaire, celui de la file indienne, selon l’expression de Jean Ricardou.

Mais, somme toute, il s’agit moins de représenter le monde ou d’exprimer notre moi que de nous interroger sur nous-mêmes. En ce sens, la poésie de Tomas Tranströmer est poésie à visée humaniste puisqu’elle tente d’atteindre l’essence de l’homme et d’en définir la place dans le Grand Tout. Le poète s’interroge sur notre espèce aux comportements profondément identiques malgré la différence des cultures ; car le sommeil, le rêve, la procréation, le langage... sont autant d’attributs communs. Pourtant dans cette multitude, il rejette

(...) ceux qui reluquent avec jalousie
du côté des hommes d’action, ceux qui au fond d’eux-mêmes se méprisent parce qu’ils ne sont pas meurtriers,
ils ne se reconnaissent pas en cela [la musique de Schubert]
Et ceux qui vendent et achètent les autres
et croient que tout le monde s’achète, ils ne se reconnaissent pas en cela.
Ce n’est guère leur musique...

grâce à laquelle, nous remontons des profondeurs. (p.223)

Même rejet de

ceux qui jamais ne résident autre part que dans leur façade,
ceux qui ne sont jamais distraits,
ceux qui jamais n’ouvrent la mauvaise porte pour entrapercevoir le Non-Identifié,
laissez-les donc. (p 297)

haikus

La grande énigme, paru en 2004 et composé de 11 séries de haïkus, constitue un prolongement, sinon un accomplissement des œuvres précédentes. Il semble toutefois nécessaire d’examiner si dans leur forme nouvelle, les haïkus s’inscrivent dans l’esprit des recueils antérieurs.

Le titre d’abord, qui constitue aussi les derniers mots de l’œuvre, semble indiquer que le poète, dans son effort pour connaître et comprendre le monde et la relation que nous entretenons avec lui a conscience d’aborder une grande énigme. En ce sens la pratique du haïku, les exigences de la pensée qu’elle suppose avant même et en dehors de l’écriture pourraient laisser deviner une ascèse et un projet nouveau vers la résolution de la question centrale de l’œuvre.
Mais le haïku n’appartient pas à notre culture; il présuppose, dans la tradition du zen japonais, une quête et une disposition mentale particulières ; l’analyse littéraire conventionnelle se heurte à la spécificité du genre. «Tout le zen dont le haïku n’est que la branche littéraire apparaît (...) comme une pratique à arrêter le langage, à casser cette radiophonie qui émet continûment en nous, jusque dans notre sommeil (...) à vider, à stupéfier le bavardage incoercible de l’âme.» (Roland Barthes, L’empire des signes Skira 1970)
On se libère du brouillage et du bredouillage des mots, on écarte cet obstacle majeur qui empêche de parvenir à une légèreté de l’être comme en suspension, à ce détachement absolu que les Japonais appellent satori, ou éveil, illumination ; non pas à une surréalité ni à un espace mystique, mais à la plénitude par une intégration totale au cœur du monde. Et s’il en est ainsi pour Tranströmer parvenu à cette rencontre totale avec l’être de l’univers, il faut entendre les mots qui clôturent le texte comme un accomplissement, un aboutissement heureux, rappelant dans le ton le Mémorial pascalien de 1654 :

Révélation...
vent de Dieu dans le dos.
Le coup de feu qui vient sans bruit –
Un rêve bien trop long...
La grande énigme,

ces derniers mots relevant moins de l’interrogation que du constat.
Faute de quoi, on ne trouverait là qu’un exercice d’écriture délicat et subtil certes, mais formel, comme il a été pratiqué par les membres de l’Oulipo, Queneau et Roubaud en tête, et aujourd’hui dans certains cercles : une forme, mais non une attitude d’esprit.

Le haïku, par les attitudes mentales qu’il implique et la forme dépouillée qu’il impose et dont la traduction ne peut donner qu’une approximation, constituerait chez Tranströmer l’étape ultime de la démarche poétique.
J’adopterai donc une attitude différente de celle qui était la mienne jusqu’ici ; je saisirai les mots dans leur sens premier, littéral, disant un état de clarté fugace et d’adhésion totale à l’ordre de l’univers. Le haïku, dit-on, est un “flash”.

Les premiers vers de La grande énigme se réfèrent à un lieu et une attitude propre à la culture zen

Une lamaserie
et ses jardins suspendus...

et plus loin :

Les pensées sont à l’arrêt...
Suis sur le balcon
dans une cage solaire –
tel un arc-en-ciel...

La suite fait apparaître le même décor que dans les textes antérieurs, il y est question de vent, de pins, de pluie, de chèvres broutant au soleil, de forêts, de rênes au soleil, de mer, de bateaux...
Des ombres sont encore ici évoquées, le réel et le fantastique, l’immédiat et l’ailleurs se confondent. Ainsi

Vent de Dieu dans le dos
Les pommiers étaient en fleurs...

ou :

Écoute bruire la pluie
Je murmure un secret pour
entrer en son centre (p.352)

Soleil de novembre...
mon ombre géante nage
et se fait chimère (p. 342)

Le recueil tout entier reste dans le vocabulaire des poèmes précédents.

La grande énigme ne conduit-elle pas, après les autres recueils, dans un monde qui n’est pas le nôtre au quotidien, que nous pressentons toutefois, que nous tissons secrètement sans jamais le posséder ?
Tomas Tranströmer transmet son expérience vitale, une interrogation sans fin sur l’être du monde et sur nous-mêmes. Certes il subsistera toujours un vide, l’obscur et le silencieux pèseront sur l’existence mais la poésie, par le seul instrument de la langue, s’obstinera à percer le grand Mystère, même si

l’Indomptable n’a pas de mots./ Ses pages blanches s’étalent dans tous les sens ! (p. 244).

Gérard Salgas (1932-2024)

(Article paru initialement dans le n° 25 du Chemin des livres)

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