Écrites durant les
cinq mois du siège de Paris, de septembre 1870 à
février 1871, les lettres que Manet adresse à Suzanne
constituent bien sûr un témoignage historique de
première importance sur les conditions dexistence
dans la capitale assiégée, mais elles permettent aussi
déclairer assez précisément la personnalité du
peintre confronté à des conditions matérielles
dramatiques et spectateur de la déroute militaire de son
pays. Elles offrent aussi de précieux renseignements sur
la nature des relations que Manet entretenait avec ses
proches : Suzanne, son épouse, ses beaux-frères, sa
mère, ses amis.
Manet ne peut cacher la
souffrance que cause en lui la séparation davec
les siens, et cest comme si la guerre omniprésente
passait à larrière-plan, laissant au premier
limage du peintre exécutant daprès
photographie le portrait de Suzanne sur un petit ivoire :
«Que jai hâte de te revoir, ma pauvre Suzanne, et
que je mennuie sans toi.»
Extrait :
Paris, vendredi 30 septembre.
Ma
chère Suzanne, voilà bien longtemps que je n'ai eu de
tes nouvelles. J'espère que cela ne va plus durer très
longtemps, et que nous allons bientôt avoir rompu cette
ligne d'investissement qui nous sépare de tout le monde. Vous
avez dû recevoir des lettres de moi par les ballons qui
sont partis de Paris. Je pense qu'il en part un demain ou
après-demain. Je prépare ma lettre à l'avance pour la
donner à un employé de la poste qui s'en charge. Les
Prussiens ont l'air de se repentir d'avoir entrepris le
siège de Paris. Ils croyaient sans doute la besogne plus
facile. Il est vrai qu'en ce moment on ne prend plus de
café au lait, les bouchers n'ouvrent plus que trois fois
dans la semaine, et l'on fait queue à leur porte depuis
quatre heures du matin, et les derniers n'ont rien. Nous ne faisons plus qu'un
seul repas, à la viande, et je crois que tout Parisien
sensé va en faire autant. Depuis trois jours on n'avait
entendu que quelques coups de canon isolés tirés par
les forts pour détruire les ouvrages que l'ennemi
élève de tous côtés, et nous avons des pointeurs de
première force qui balaient tous leurs travaux, mais ce
matin, depuis quatre heures jusqu'à onze heures, nous
avons été réveillés par une terrible canonnade et une
fusillade des mieux nourries, qui semblaient venir de
Saint-Denis, de Montrouge ou des environs. Je n'ai pas
encore de détails exacts sur les résultats de
l'affaire. J'irai tout à l'heure sur le boulevard,
savoir ce qui s'est passé, et je te l'écrirai. Nous
avons grand espoir de battre ces gredins de Prussiens.
Paris est formidablement défendu et se fortifie tous les
jours de plus en plus. On ne peut plus en sortir
aujourd'hui, ni y rentrer sans un laisser-passer. J'ai
vu les dames Morisot9, qui vont sans doute se décider à
quitter Passy, qui sera sans doute bombardé. On va y
établir des batteries (mot illisible) pour
battre en brèche les ouvrages prussiens de Montretout.
Les nouvelles qui arrivent de la province sont bonnes.
Ecrivez à Tours pour vous abonner à un journal. Vous
serez ainsi au courant des nouvelles. Des armées se
forment, dit-on, en province. Si la France veut suivre
l'exemple de Paris, il ne sortira pas un Prussien vivant
de notre territoire. Paris est aujourd'hui un vaste camp.
Depuis cinq h. du matin jusqu'au soir mobiles et gardes
nationaux qui ne sont pas de service font l'exercice et
deviennent de vrais soldats. La vie, du reste, est
assommante ici, le soir. Tous les cafés-restaurants sont
fermés à partir de dix heures. Il faut aller se
coucher. On se fatigue beaucoup, du reste. Je suis bien
aise, malgré l'ennui que j'ai d'être éloigné de toi
et de ne pas avoir de tes nouvelles, de vous savoir à
l'abri de tous les ennuis qui nous incombent et qui
commencent seulement. Nous les supportons du reste de
grand cur, ne vous inquiétez pas outre mesure,
nous n'avons pas grands dangers à courir derrière nos
sacs de terre, et puis on n'attaquera pas Paris de tous
côtés, s'ils se décident à attaquer. Nous nous
attendons cependant à quelque chose de rude et nous nous
tenons prêts. Portez-vous
bien, cela n'avancerait à rien de vous tourmenter. Nous
sommes bien à l'abri dans nos murs. Je
t'embrasse ainsi que maman. Ton
mari qui t'aime bien, ÉDOUARD.
En
tête de cette lettre, la note que voici a été ajoutée
: L'affaire
d'aujourd'hui est honorable pour nous, mais beaucoup de
blessés. Les Prussiens ont perdu beaucoup de monde. On
n'a pas pu les débusquer de Choisy.
9 Manet avait
rencontré pour la première fols en 1860, au Musée du
Louvre, Mlle Berthe Morisot et sa sur Edma, qui,
accompagnées de leur mère, venaient étudier les
maîtres et s'essayer à les copier. Mais ce ne fut que
quelques années plus tard que des relations, d'ailleurs
encore fragiles, se nouèrent entre les deux familles.
Elles étaient devenues amicales quand, en 1868, Berthe
Morisot, qui exposait au Salon depuis trois ans, vint
pour la première fois à l'atelIer de Manet, rue Guyot,
où elle consentit à poser pour le Balcon. Elle
était alors dans sa vingt-huitième année. La famille
Morisot habitait rue FranklIn, à Passy. |